La chance de Gisèle, Jacques Souvigny
Encore un livre mystérieux qui se retrouve entre mes mains au seul prétexte qu'il est drôlement joli ! Ah ça, dans l'ancien temps, on savait faire des livres, ma bonne dame, pas comme ceux d'aujourd'hui imprimés sur du papier au rabais ! On dorait les tranches ! Ca avait de la gueule, ça oui !
Mais qui étais-tu donc, Jacques Souvigny ? Lauréat de l'Académie Française (qui ne parle même pas de toi sur son site), Médaille d'honneur de la Société Nationale d'Encouragement au Bien (ça claque ! ), même Google semble t'avoir oublié. J'ai une maigre liste d'ouvrages, au gré des ventes Ebay et Abebooks. Je sais que "La chance de Gisèle" était sans doute offert comme prix aux bons élèves de l'Ecole Notre Dame de Sainte Espérance, puisque la petite Nely a oublié son prix de satisfaction à l'intérieur. Les hommes n'ont pas de mémoire, mon pauvre Jacques.
Et quelle est donc "la chance de Gisèle", à cette époque où l'Euromillions n'existait pas ? Dévorée de curiosité, décidée à réparer les injustices de l'Histoire (ah oui, rien que ça, pas de demi-mesure), je me suis lancée à corps perdu dans ma lecture.
Nous faisons connaissance avec la famille Danglemont. Quatre enfants (dont la fameuse Gisèle), une mère décédée, un père industriel parisien, tout allait bien, dans le meilleur des mondes. D'ailleurs, l'aîné, Henri, venait d'être admis à Polytechnique, et tout le monde en était bouffi de fierté. Et là, c'est le drame (évidemment, sans quoi il n'y aurait pas d'histoire). Car un mal menace notre beau pays de France, mes amis, un mal nécessaire, mais terrible pour l'honnête commerçant : la concurrence, le capitalisme ! Et Danglemont père de s'effondrer face aux puissants de chez Godin et Cie. Mais bon, comme il le dit :
"La concurrence est une des formes du progrès : tant pis pour le plus faible, il doit être brisé comme verre... C'est la force même des choses." (p. 53)
Le pauvre, déjà qu'il a une santé fragile et le coeur fatigué... Bref, vous le voyez venir : broyé par cette concurrence et tous ses tracas, il meurt, pouf, comme ça, dans la force de l'âge. Quand on vous le dit, que le travail tue.
Tout ça n'arrange évidemment pas les bidons de nos pauvres orphelins. La vieille grand-mère meurt dans la foulée, et le fier polytechnicien se voit obligé d'abandonner ses rêves de gloire pour prendre soin de ses frères et soeurs. Misère crasse, boulot de répétiteur qui paie mal, fins de mois difficiles dès le 4 du mois, ça ne va pas fort.
Heureusement, l'espoir arrive sous forme d'une proposition d'emploi formidable, en Tunisie. Je vous épargne les détails, mais sachez que la colonisation, c'est génial, y'a que ça de vrai pour restaurer l'Honneur de la Frônce, d'ailleurs partons tous gagner de l'argent facile en cultivant leurs terres et en exploitant leurs ressources. Voilà, voilà.
En plus, la main d'oeuvre est vraiment pas chère.
Mais alors, la chance de Gisèle ? Sa chance, c'est qu'elle n'a pas bougé le petit doigt pour que les choses s'arrangent. En même temps, au début du récit, elle n'a que sept ans, on ne va pas trop lui en demander non plus. Elle reste au chaud à la campagne, puis suit tout le monde en Tunisie, et fait le mariage qu'elle a toujours voulu faire. Les combats de ses frères l'auront protégée de l'adversité. Son frère Pierre, un peu poète, avait rédigé un roman portant ce titre : une rêverie aux accents prophétiques, où ils finissaient tous heureux au soleil. Et c'est ainsi que tout finit bien.
Bien joué, Gisèle !
Malgré l'apologie du colonialisme, le livre évite l'écueil du racisme, ce qui est presque étonnant. Pas la moindre critique des ouvriers tunisiens, du caractère des locaux, à peine une mention de terre "barbare encore presque à moitié !". La religion est également peu présente. J'ai trouvé la lecture agréable, et très intéressante en tant que reflet de son époque. Ce qui en ressort, c'est la nécessité de ne pas s'appesantir sur ce qui nous entrave, et de partir chercher bonheur plus loin que chez son marchand de journaux. A ces heures où la situation de l'emploi dans nos régions n'est pas réjouissante et où beaucoup s'expatrient, le livre trouve un écho particulier...